« Machines à cash » ou « machines à flux », les grandes gares japonaises sont souvent caricaturées. Que ce soit pour les rejeter ou pour inviter à les copier. Le livre que Corinne Tiry-Ono vient de leur consacrer donne toutes leurs dimensions aux gares du Japon. Et situe dans une histoire complexe l’invention d’un modèle.
La Vie du Rail. La gare japonaise intrigue en France. On dirait que son modèle économique suscite attraction et répulsion dans le milieu professionnel. Est-ce le cas ?
Corinne Tiry-Ono. Le regard a changé. Il y a vingt ans, jeune architecte, je me suis intéressée aux gares japonaises et j’ai bénéficié d’une bourse de recherche pour séjourner au Japon. De retour en France, j’ai essayé de rencontrer différents acteurs du chemin de fer susceptibles d’être intéressés par le sujet. Mais, à l’époque, il y avait un rejet très fort du modèle japonais, en raison de son aspect commercial qui envahit l’équipement et fait perdre son identité architecturale et ferroviaire au bâtiment. J’ai continué à travailler sur ce sujet, d’un point de vue plus urbain, sur le rôle de complexes ferroviaires japonais comme moteurs de renouvellement urbain, et en vingt ans, j’ai pu constater en France une diminution du rejet et un intérêt croissant. Certes, la grande gare japonaise est, si je puis m’exprimer ainsi, une « machine à cash ». Mais elle n’est pas que cela. Et il y a toute une histoire, qui a plus d’un siècle, de conception de l’équipement ferroviaire en lien avec la ville, et du rôle moteur de la gare en termes d’aménagement urbain et suburbain, à l’échelle du quartier, voire du territoire.
LVDR. Quand cette histoire a-t-elle commencé ?
C. T.-O. Cela remonte à la restauration de Meiji, en 1868. Après environ deux siècles de fermeture, le Japon s’ouvre au monde et se modernise, voire s’occidentalise. Le pays importe des techniques, des savoir-faire, des compétences de l’Occident pour développer son industrie et ses techniques. Le chemin de fer s’inscrit dans cette dynamique. Il se développe selon deux systèmes. Une société nationale et des petites compagnies privées. Ce sont elles qui, à la recherche de rentabilité, vont inventer un modèle économique pour les gares. Ce sont assez souvent des sociétés immobilières qui comprennent vite le parti qu’elles peuvent tirer de l’essor urbain des deux grands pôles que sont Tokyo et Osaka. Le développement d’un transport mécanique collectif associé à de l’aménagement et de la promotion immobilière sera une combinaison très rentable, à court, moyen et long terme. La stratégie de ces sociétés privées, c’est d’acheter dans une grande ville des terrains sur un linéaire important, d’installer à chaque extrémité, l’une près du centre, l’autre dans une banlieue qui est encore peu urbanisée, un terminal de transport couplé à du commerce. Elles gèlent partiellement les terrains entre ces terminaux pour faire monter les prix, et aménagent progressivement les terrains en réalisant à chaque fois une gare intermédiaire. Il en résulte en définitive des gares très proches les unes des autres.
LVDR. Cela concerne tout le pays ?
C. T.-O. Ce système est d’abord développé dans le Kansai, région d’Osaka qui est alors la grande ville industrielle du Japon, et de Kobe, grand port de marchandises. Très vite, les compagnies de Tokyo reprennent ce principe.
LVDR. Quelles sont alors les activités de ces compagnies privées ?
C. T.-O. Elles s’inscrivent dans une stratégie de fidélisation de leurs clients. Les clients utilisent une compagnie qui dessert leur habitation et leur lieu de travail, achètent un pavillon au même groupe, consomment dans les grands magasins que le groupe installe dans les terminaux ou dans les petites boutiques des gares intermédiaires. Les groupes participent aussi au développement de stations balnéaires, ou leur équivalent à la montagne. L’un d’entre eux crée même une troupe de music-hall et sa salle de spectacles. Ce sont aussi des groupes de transport multimodaux, qui détiennent des compagnies de cars ou de taxis ou, à l’origine, des lignes de tramways. Tout cela connaît une croissance prodigieuse dans les années 1920-1930.
LVDR. Ces compagnies sont-elles concurrentes ?
C. T.-O. Oui. Certaines desservent la même destination en prenant des parcours différents, selon les terrains qu’elles ont acquis. Les lignes sont sinueuses et dépendent de l’opportunité des acquisitions foncières, à la différence du réseau national qui a sa cohérence, sa rationalité, et dessert les grands points urbains et économiques du pays. Ce système des compagnies privées se développe tellement que le gouvernement prend des mesures pour limiter la concurrence faite au chemin de fer national, aux tramways essentiellement municipaux et au métro qui est en train de