Ce devait être « la » norme européenne de signalisation ferroviaire, promise à remplacer les vingt et quelque systèmes nationaux actuels. Las ! le système européen de gestion du trafic ferroviaire, ou ERTMS d’après son acronyme anglais, se vend surtout… ailleurs. Près de 60 % des contrats pour l’installation de l’ERTMS sont signés hors d’Europe. En revanche, l’ERTMS peine à s’imposer comme norme unique sur le territoire pour lequel il a été conçu. Pourquoi ? Dans le grand jeu de Jokari communautaire, opérateurs, industriels, gouvernements et autorités européennes se renvoient la balle à toute volée… La balle au centre du réseau pour commencer : comme ses partenaires européens, l’Allemagne s’est engagée à financer l’installation de la partie au sol du système, l’ETCS, sur des corridors transeuropéens de fret ferroviaire. Géographie oblige, quatre des six corridors européens passent par son territoire. Or, cet été, l’Allemagne a jeté un pavé dans la mare en annonçant qu’elle ne financerait pas « pour l’instant » les corridors. « Puisqu’il n’y a pas d’argent dans les caisses, il ne paraît pas pertinent d’investir des milliards dans des projets qui ne sont pas prioritaires », a expliqué le gouvernement allemand. Exit les corridors européens, donc… L’Allemagne propose en échange de débloquer 200 millions d’euros pour financer l’installation d’un système transitoire sur les locomotives et postes de conduite des trains qui passeront par son réseau. DB Netz continue par ailleurs à installer l’ETCS, mais uniquement sur les lignes nouvelles ou à renouveler qui ont déjà obtenu des financements : Berlin – Halle – Leipzig et Leipzig – Nuremberg par exemple.
Bataille de chiffres
Berlin se défend par les chiffres : l’installation de l’ETCS sur les corridors coûterait 4,5 milliards d’euros. Les industriels contestent ces chiffres. La Commission européenne abonde dans leur sens : « Les appels d’offres pour installer l’ETCS sur l’ensemble du réseau suisse – un réseau aussi complexe que les quatre corridors allemands – portent sur 150 millions d’euros », explique-t-elle.
La décision allemande est « un choc pour l’industrie du rail et la communauté de l’ERTMS dans son ensemble », annonce Philippe Citroën, directeur général de l’Unife, l’association qui représente l’industrie ferroviaire. « Le report des investissements ERTMS en Allemagne empêche toute création d’un espace interopérable de fret en Europe », a-t-il écrit dans une lettre au commissaire européen aux Transports, Siim Kallas. Les concurrents de la DB prennent le relais. Faute d’un réseau équipé, l’installation de l’ERTMS à bord « ne permet pas un retour sur investissement », plaide l’Erfa, l’association représentant les nouveaux opérateurs de fret. De fait, les problèmes de déploiement de l’ERTMS « menacent la création d’un marché européen du rail », a écrit l’Erfa au commissaire Kallas. En ligne de fond, l’Allemagne est soupçonnée, pour protéger la DB de la concurrence, de freiner le développement d’un système européen harmonisé… Accusation dont se défend l’opérateur allemand. « C’est faux de dire que nous ne voulons pas de l’ERTMS », assure Joachim Fried, directeur pour les affaires européennes de la Deutsche Bahn. Et de botter en touche : « Nous souhaitons un système de sécurité interopérable et bon marché. Le problème est que nous n’avons pas reçu jusqu’à présent ce que l’industrie nous avait promis » ; assure Joachim Fried.
Instable, incompatible et cher…
Et c’est là que la DB marque des points : le système est encore instable, peut poser des problèmes de compatibilité d’un pays à l’autre ou d’un fournisseur à l’autre, et est donc cher… Instable puisqu’après les premiers essais sur le terrain, les spécificités ont dû être progressivement corrigées. Incompatible parce que, faute d’un arbitre efficace, chaque opérateur et chaque autorité nationale de sécurité ont imposé leurs exigences aux fournisseurs. Résultat : les premiers qui ont investi doivent remettre la main à la poche pour actualiser les logiciels. En outre, le système doit actuellement « être développé pour chaque nouvelle locomotive parce que les interfaces ne sont pas harmonisées, en particulier pour le matériel roulant », explique Joachim Fried. La DB estime à 20 % le surcoût lié à l’adaptation de chaque locomotive au réseau suisse, qui va basculer entièrement à l’ETCS…
Trop cher, donc ? Faux ! se défend le président d’Ansaldo STS, Sergio de Luca : « Les prix sont les plus bas possibles. L’ERTMS est même le segment le plus compétitif du secteur puisque nous sommes six fournisseurs ! » De fait, un système « interopérable » devrait en principe supprimer les marchés captifs, comme pour la TVM d’Ansaldo en France ou la LZB de Siemens en Allemagne. Le problème, martèle Sergio de Luca, c’est que « les coûts annoncés mélangent prototypes et homologation ».« Les autorisations peuvent représenter jusqu’à 10 % des coûts d’installation », évalue Klaus Mindel, directeur commercial ETCS chez Thales. Retour de la balle dans le camp de l’autorité publique… et retour à la case départ : les autorités nationales de sécurité tardent à autoriser le matériel équipé ERTMS dans la mesure où les essais de fiabilité ne sont pas encore probants. En attendant, les trains continuent à embarquer une série de systèmes nationaux – jusqu’à sept dans le cas du Thalys – plus l’ERTMS. « Il faut que ce soit clair : nous sommes pour l’ERTMS », souligne François Coart, président de l’Erfa et directeur de la stratégie d’Europorte, « mais il faut qu’il soit réellement interopérable et pas un empilage de systèmes. » Que ce soit pour le financement de l’infrastructure ou un encadrement plus strict du matériel, opérateurs et industriels appellent finalement la Commission européenne et l’Agence européenne du rail à faire « leur boulot » et à siffler la fin de la partie.
Nathalie Steiwer
L’ERTMS en quelques mots
Amorcé il y a une quinzaine d’années, le système européen de gestion du trafic ferroviaire devait remplacer à terme les vingt systèmes nationaux, rendant ainsi tout le matériel compatible. Ce système couvre le contrôle de vitesse des trains (ETCS) et les communications entre les trains et les centrales d’exploitations (GSM-R). Les équipements ont été développés au départ par six industriels au sein de l’Unisig. Après les premiers essais opérationnels, la première version de la norme européenne a été remplacée par l’« ERTMS 2.3.0 d », dite « débuguée ». L’Agence européenne du rail devrait publier en 2012 la troisième version de la norme. L’objectif : amener les industriels à développer les essais en laboratoire avant la phase opérationnelle. Les opérateurs demandent en outre à l’UE de prendre des dispositions pour protéger la fréquence radio du GSM-R.
Les six corridors de fret équipés de l’ETCSâfinancés par l’Europe
En 2009, les gouvernements européens se sont engagés juridiquement à financer l’équipement en ETCS de six corridors européens de fret, représentant 20 % du trafic :
A : Rotterdam – Gênes ;
B : Stockholm – Naples ;
C : Anvers – Bâle – Lyon ;
D : Valence – Lyon – Ljubljana – Budapest ;
E : Dresde – Prague – Budapest ;
F : Duisburg – Berlin – Varsovie.
Selon ces engagements 10 000 km devaient être équipés en 2015 et 25 000 en 2020. Actuellement, environ 4 000 km sont équipés et 4 000 autres « sous contrat ». Fin 2012, les Etats concernés devront présenter leur plan de financement pour ce réseau. S’ils ne le font pas, la Commission pourrait lancer des procédures devant la Cour de justice européenne, avec astreintes à la clef. L’Allemagne est la première en ligne de mire.