Au tableau, 33 trains de banlieue pour Izmir après une commande de rames à grande vitesse pour les chemins de fer turcs, 57 unités à destination de l’agglomération de São Paulo avec une usine sur place à la clef, 8 convois diesel voués aux chaudes étendues de l’Arabie saoudite, 27 tramways avec leur maintenance pour Edimbourg… cet été, le carnet de commandes de la société CAF s’est encore bien rempli. L’entreprise avait clos son exercice 2007 sur un chiffre d’affaires de 874,4 millions d’euros et 87,6 millions de bénéfice net (en progression de 150 % sur 2006). Commentaire de son président, José Maria Baztarrica, le 7 juin dernier, devant l’assemblée générale des actionnaires : « L’important afflux de commandes enregistré l’année dernière et aujourd’hui explique ces résultats spectaculaires. » En effet, semaine après semaine, Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles (CAF) vit une success story qui ne paraît guère se ralentir : en vingt ans, elle a multiplié ses ventes par plus de dix. Et, en juillet dernier, son carnet de commandes frôlait les quatre milliards d’euros, dont presque la moitié correspondait à des marchés extérieurs. De plus, depuis quelques années, l’entreprise de Beasain (Pays basque) a également mis le cap sur la grande vitesse. Elle diversifie précisément ses activités de construction ferroviaire dans cinq directions :
– une présence sur tous les segments de matériel voyageurs. Ses ateliers usinent aussi bien des rames destinées au métro de Rome que des TGV turcs ;
– une offre allant jusqu’à l’équipement traction des trains. Elle produit intégralement le tramway de Vitoria-Gasteiz et entend ne plus en rester à des coopérations avec des motoristes tels Siemens ou Alstom ;
– une capacité à répondre aux appels d’offres de plus en plus nombreux, incluant la maintenance du matériel roulant, voire une coexploitation des liaisons ;
– une recherche de marchés sur les cinq continents, en privilégiant les pays émergents comme l’Inde ou l’Amérique latine ;
– enfin, une gamme incluant la grande vitesse. D’ici 2015, CAF compte pouvoir proposer aux opérateurs ferroviaires un train AVI, ou Alta Velocidad Interoperable, c’est-à-dire une rame à grande vitesse capable de s’affranchir partout en Europe des barrières liées à l’alimentation électrique, à l’écartement des rails ou aux systèmes de signalisation.
Tous les trains de voyageurs
« CAF, pour l’essentiel, ce sont des trains de banlieue et des tramways », affirme un autre constructeur. En fait, ces dernières années, CAF a été capable de fournir aussi bien des voitures grandes lignes aux chemins de fer hongrois (MAV) que les voitures du métro de Séville à mettre en service le 30 septembre prochain, ou encore des automotrices de banlieue Civia pour la Renfe, en collaboration avec Alstom et Siemens. C’est son cœur de métier, et la société est devenue au fil des ans un fournisseur privilégié du transport urbain dans la péninsule ibérique : dans les métros de Madrid, Barcelone et maintenant Bilbao et Palma, le citadin avait toute chance de voyager CAF jusqu’à ce que la concurrence européenne pointe récemment le bout de son nez avec, par exemple, du matériel italien AnsaldoBreda sur le réseau madrilène. Même chose avec l’essor du tramway, car si Alstom a pu placer nombre de ses Citadis, CAF a fait quelques percées, notamment en Andalousie où elle a racheté en 2006 l’ancienne usine de véhicules tout terrain Santana, à Linares, pour y construire au plus près les « métros légers » de Velez, Séville, voire Málaga. Et sur ce créneau, CAF cherche à mettre au point un tramway pouvant s’affranchir partiellement du fil de contact. CAF livre également à la Renfe, depuis des décennies, des rames automotrices pour les banlieues, au besoin en partageant la construction des derniers Civia avec l’atelier Renfe de Valladolid. Même chose pour les lignes électriques du réseau ibérique à voie étroite des Feve. L’entreprise a aussi percé dans les trains régionaux, électriques comme diesel. En particulier grâce à la mise au point du bogie Brava, système qui permet tout en roulant d’adapter les essieux aux différents écartements. Ainsi est apparu l’autorail diesel TRD, inspiré d’un modèle des chemins de fer danois (DSB). A la suite, les chaînes de CAF ont reçu une « commande du siècle », lorsque la Renfe leur a confié le 27 juillet 2006 la fabrication et la maintenance pour 14 ans de 107 trains régionaux pour un montant de 1 milliard d’euros. Enfin, CAF s’est introduit sur le créneau de la grande vitesse en fournissant à la Renfe, en coopération avec Alstom, les trains Alvia. Répertoriés S 120, ces 12 convois de quatre voitures sont bitension (3 000 V continu et 25 kV 50 Hz), capables de rouler à 250 km/h et, surtout, grâce au bogie Brava, ils peuvent facilement passer d’un écartement à l’autre à faible vitesse sans perdre de temps. CAF écornait ainsi le monopole de Talgo sur cette niche en Espagne. Et la Renfe a commandé en 2006 45 Alvia de plus, les S 121.
Devenir motoriste
Traditionnellement, CAF était perçue comme un « carrossier », montant un équipement traction livré par les multinationales de l’industrie ferroviaire, assemblant les autres composants et habillant le tout. Ainsi, ont été livrés au réseau Renfe des engins moteurs électriques tels que les locomotives 250 ou 252 à motorisation allemande (Krauss-Maffei, puis Siemens) et achevées sous licence chez CAF. De même pour l’immense famille des « japonaises », locomotives 269-279-289 et automotrices 432, 440 et 444 sous licence Mitsubishi. Egalement pour une partie des 276 d’Alstom, cousines des CC 7100 de la SNCF. La participation à du matériel diesel a été plus rare : ce furent les autorails 593 dits « camellos » (chameaux), ou les TER (trains rapides) 597 sous licence Fiat. Aujourd’hui, CAF vise l’autonomie dans la traction. Pour devenir un constructeur intégral, un gros effort de recherche et développement a été engagé ces dernières années. Et de créer en avril 2007 Trainelec, une filiale « dédiée à la conception et à la fabrication des équipements de traction électrique pour tout type de véhicule ferroviaire ». Ses premiers coups d’essai furent les 11 tramways de Vitoria entièrement faits maison, tout comme les équipements traction de certaines rames banlieue Civia de la Renfe. L’un de ses fruits a été la mise au point de la plateforme Bitrac, une locomotive bimode électrique-diesel pour EuskoTren (les chemins de fer basques), puis pour l’andalou Fesur. D’autres activités rattachées ont vu le jour, telles DSM4 pour les solutions software, NEM, vouée aux technologies de la maintenance, et Traintic afin de faire passer les technologies de l’information dans le chemin de fer. En 2008 et 2009, CAF consacrera 50 millions d’euros « à fortifier ses capacités industrielles et technologiques ». Ainsi, au Pays basque, seront créées deux filiales : à Beasain pour la fonderie et la finition des roues et bogies, et Bizkaia Ferroviaria à Iurreta pour l’ingénierie.
Sur les cinq continents
Longtemps, CAF s’est cantonné au marché espagnol. Quelques percées significatives ont pourtant eu lieu à l’occasion d’appels d’offres internationaux : par exemple dans les îles britanniques, en vendant au réseau nord-irlandais des rames diesel et, remarquable et remarqué, en fabriquant en 1997 avec Siemens les trains électriques de la liaison directe entre l’aéroport londonien de Heathrow et la gare de Paddington. CAF s’est également fait une place dans les métros de Bruxelles ou de Rome. Comme beaucoup d’entreprises ibériques, le constructeur de Besain a longtemps trouvé un débouché naturel en Amérique latine et, lors de l’assemblée générale du 7 juin dernier, José Maria Baztarrica a situé le sous-continent comme une priorité : dans un contexte de concurrence accrue, « (il faut) y fidéliser nos clients habituels et en incorporer d’autres ». Dans les premiers, le Mexique, le Chili, l’Argentine, parmi les seconds, le Brésil. Ainsi, l’entreprise a-t-elle conclu le 3 juillet dernier avec les chemins de fer de São Paulo deux adjudications : 40 unités avec la banlieue CPTM (442 millions d’euros) et 17 avec le métro (184 millions). Elle a également décidé de fabriquer sur place en créant une usine. Car, sans renoncer aucunement à son berceau et à ses efforts de recherche in situ, CAF estime opportun d’être durablement présent dans des contrées d’avenir comme la zone dollar. D’ailleurs, elle approvisionne depuis Elmira, dans l’état de New-York, les métros de Washington, Pittsburgh ou Sacramento. Les pays clients ne se limitent pas à l’outre-Atlantique, puisque la société a dès 1996 vendu à Hong Kong un métro express et a récemment remporté plusieurs succès dans d’autres pays :
– en Algérie, CAF a vendu 17 trains diesel à grand parcours, mais également des voitures pour le métro d’Alger ;
– en Turquie, après avoir fourni en 2005 les TCDD en rames à grande vitesse et en 2007 la ville côtière d’Antalya en tramways, CAF s’est adjugé début juillet 2008 un contrat de 123 millions d’euros pour 33 trains à livrer en 2010 sur la banlieue d’Izmir ;
– en Arabie saoudite, le 24 juin 2008, l’entreprise conclut la livraison et la maintenance pour 105 millions de huit unités diesel ;
– en Inde, arrivée symbolique dans ce pays, CAF réalise des éléments pour le métro de Delhi en alliance avec Reliance Energy. Moyennant un budget de 435 millions d’euros, les deux associés feront le tracé, fourniront les rames et exploiteront pour 30 ans une ligne de métro entre la gare centrale et l’aéroport.
Enfin, CAF a pris le 14 mars 2008 une participation majoritaire dans le capital de la française Compagnie des chemins de fer départementaux (CFD), ex-Soulé, basée à Bagnères-de-Bigorre. Un investissement stratégique pour être de plain-pied sur les marchés hexagonal et de l’Europe du Nord, deux ans avant l’ouverture à la concurrence des trafics voyageurs.
Cap sur la grande vitesse
Avec pour horizon, l’an prochain, un prototype et, en 2015, une offre commerciale, CAF veut proposer l’AVI – la grande vitesse interopérable –, une rame capable de s’affranchir partout en Europe et au-delà des barrières liées à l’alimentation électrique, à l’écartement des rails ou aux systèmes de signalisation. Un vaste programme pour lequel le constructeur espagnol et ses alliés ont reçu en mars 2006 le soutien financier du ministère madrilène de l’Industrie : son Centre pour le développement technologique industriel (CDTI) les a retenus dans le cadre de ses programmes d’aide à la recherche-développement. Baptisés Cenit (zénith), ces dispositifs visent plus les applications que la recherche fondamentale. Et le propos de CAF est bien commercial autant que technique. Le marché de la grande vitesse en Europe est devant nous, analyse l’entreprise : dans l’Union européenne des 27, tout comme au-delà vers la Russie, la Turquie, voire l’Amérique latine et la Chine, l’heure est à la grande vitesse. Des lignes se tracent, des maillages se dessinent et, à l’horizon 2015, il y aura deux niveaux sur le Vieux Continent : les réseaux conventionnels et la grande vitesse sans frontières. Dans ce décor où, de plus, la libéralisation du transport ferroviaire produira pleinement ses effets, de nouveaux opérateurs (tel aujourd’hui l’italien NTV) se poseront en concurrents des compagnies habituelles, proposant éventuellement du low cost ferroviaire. Dès lors, développement durable aidant, le segment de la grande vitesse par fer peut s’élargir aux moyennes et longues distances jusqu’à 700 km. CAF veut élaborer le produit adapté à cette nouvelle donne, le train-maillon idéal entre les lignes conventionnelles et celles à grande vitesse. « Nous ferons notre propre train à grande vitesse, lançait ainsi, en juin 2007, José Maria Baztarrica devant ses actionnaires, et le prototype sera sur la voie en 2009. » En un mot, place donc à l’AVI 2015, le TGV interopérable « capable de rallier Cádiz à Moscou ». La tâche est rude, mais CAF met 50 millions d’investissements sur la table. Et part avec l’acquis des rames Alvia ou S 120 (et bientôt 121) de la Renfe. En dépannage, elles ont circulé jusqu’en février 2008 entre Madrid et Barcelone (via la LGV comme sur les voies à écartement large), avant de desservir aujourd’hui l’ensemble de la Péninsule et d’y faire pleinement jouer l’ “effet réseau”, par exemple entre la capitale et Valence, Irun ou Logroño. Le tout avec succès et fiabilité. Et cet Alvia a déjà des descendants en Turquie : les TCDD en ont reçu en octobre dernier 10 unités et en attendent d’autres. Formées de six voitures, elles doivent circuler à vitesse élevée entre Ankara et Istanbul. Avec l’AVI 2015, l’objectif est de rouler plus vite (320 km/h), de faire face à trois écartements de voie (1 435 mm, 1 520 mm et 1 668 mm), aux systèmes d’électrification les plus courants (continu à 1 500 et 3 000 V, alternatif à 25 kV 50 Hz et 15 kV 27 Hz), tout en apprivoisant de multiples variantes de signalisation (Asfa, Indusi, LZB, KVB, etc.). Trouver des solutions compatibles à toutes ces normes est déjà un morceau de choix, mais CAF travaille également sur des aspects comme l’aérodynamique « où nous faisons face à deux problèmes : les vents latéraux et les projections de ballast », confie Germán Giménez, directeur de la recherche-développement. D’où la quête de la meilleure géométrie et des parades aux effets dérivés des croisements des trains et à l’entrée dans les tunnels. De même, face aux vibrations et au contact rail/roue, « nous voulons obtenir que le train circule à la vitesse maximale avec des efforts sur la voie et un bruit minimum, en réduisant à la fois les pertes d’énergie et le coût de la maintenance. » Chef de file, CAF peut compter sur les partenaires associés dans AVI 2015 et qui partagent la même préoccupation : dégager des solutions ferroviaires, si possible 100 % espagnoles, qui donnent à la fois une autonomie au projet et les coudées franches lorsque sera venue l’heure des marchés. Ce programme a donc été organisé en sept axes : la traction autour des filiales de CAF, ainsi que du centre basque Ikerlan, les fluides (Tekniker, Verkol), les essais ferroviaires, des matériaux plus légers (Sispra, universités de Séville et de Saragosse), la dynamique ferroviaire avec les suspensions Metalocaucho, la signalisation embarquée et ERTMS avec le madrilène Eliop, CEIT ou Donewtech, l’aérodynamique, notamment, des bogies, où l’un des partenaires est l’université polytechnique de Madrid.
Michel GARICOÏX